Aujourd'hui, L'Atelier Sentô vous propose une rencontre avec la dessinatrice bordelaise Thorn. Professionnelle dans le milieu de la bande-dessinée, elle développe son propre jeu sur son temps libre : Little Blog Adventure, un point & click beau et amusant qui vous fera voyager dans un petit village uniquement peuplé de dessinateurs.
Atelier Sentô – Salut Thorn ! Tout d'abord, est-ce que tu peux nous présenter rapidement ton parcours et le métier que tu exerces ?
Thorn - Salut ! J'ai suivi des études de communication visuelle tout en voulant être illustratrice. Mais mon premier projet a été refusé par tous les éditeurs, et en attendant d'en remonter un autre, je me suis lancée comme coloriste pour la bande dessinée. J'ai fini par avoir beaucoup de boulot, ça fait plus de 10 ans maintenant, mais je continue à bassiner mon entourage avec "un jour, vous allez voir, je ferai de l'illustration."
AS – Comment ça se passe quand on est coloriste ? C'est l'éditeur qui te propose les projets ou les auteurs ?
T - Ça peut être l'éditeur ou les auteurs. Pour ma part, c'est surtout passé par les éditeurs. Au départ, j'ai fait beaucoup d'essais, majoritairement non payés (plusieurs coloristes sont en compétition sur une ou deux planches, et auteurs et éditeur choisissent celui qu'ils préfèrent). Un jour, j'ai calculé que j'avais mis en couleurs l'équivalent d'une moitié d'album, comme ça. Heureusement, depuis quelques années, je travaille avec des directeurs de collection qui connaissent bien mon travail, et cela fait bien longtemps que je n'ai plus eu à faire d'essais. Je croise les doigts pour que ça dure. Pour le travail en lui-même, l'éditeur ou le dessinateur m'envoie les planches en noir et blanc, le scénario, et parfois indications et documentation. Comme la quasi-totalité des coloristes aujourd'hui, je fais mes couleurs à l'ordi (sous Photoshop). En tant que travailleuse indépendante, je suis payée à la planche. Ça peut vite devenir angoissant si on n'a pas vite un nouveau contrat une fois le précédent fini.
AS – Et donc, entre chaque contrat, tu travailles à la création d'un point & click appelé Little Blog Adventure. Les mondes de la BD et du jeu vidéo sont assez éloignés et ça peut être difficile de passer de l'un à l'autre. Quel a été le déclic qui t'a amenée à te lancer là dedans ?
T - J'ai baigné dans le monde des point & click pendant toute mon enfance. Grâce à mon frère, j'ai découvert les grands classiques - principalement Sierra et LucasArt - dès leur sortie en France. L'avantage des jeux d'aventure, c'est que même si on ne tient pas la souris, on peut prendre part au jeu, et réfléchir à la solution des énigmes. Ça reste des souvenirs magiques. Encore aujourd'hui, il suffit des quelques premières notes de l'intro de Monkey Island pour me coller des frissons. Je crois avoir lu que c'est la découverte de logiciels permettant de faire du point & click qui vous avait convaincus de vous lancer dans Coral Cave, hé bien, c'est pareil ici. Sauf que moi, j'ai directement commencé par Wintermute, et je n'en ai plus bougé. Vos articles pour IndieMag m'ont confortée dans ce choix. J'ai voulu commencer par "un petit jeu, comme ça, pour me faire la main, c'est bon, en 6 mois, c'est torché", et 6 ans plus tard, j'y suis encore... entre-temps, le projet a évolué, grossi, j'ai dû parfois l'abandonner longtemps à cause du boulot, mais j'y reviens toujours avec autant de plaisir (et même pendant les contrats, le soir, le week-end... dès que je peux !)
AS – Ce qui nous plaît aussi dans LBA, c'est que le jeu se déroule dans l'univers des blogs BD. On y croise plusieurs célébrités comme Boulet, Maliki, … L'héroïne est une aspirante blogueuse qui découvre l'envers du décor. C'est croqué avec beaucoup d'humour et on aimerait que cette petite ville peuplée de dessinateurs existe vraiment.
T - Comme je disais plus haut, au début, ça devait être "un petit jeu, comme ça". Peut-être que si j'avais su le chantier que ça allait être, j'aurais plus hésité à utiliser des personnages déjà existants. La toute première mouture du scénario m'est venue après un week-end au Festiblog, j'avais rencontré plein de blogueurs, on était en 2009, c'était la grande époque des blogs bds... J'avais cette envie de faire un point & click, et l'idée est arrivée assez naturellement. Au début, l'héroïne devait juste faire référencer son blog chez différents grands blogueurs, pour, au final, être invitée au Festiblog. L'histoire a évolué depuis, pour donner un peu plus de corps à l'aventure. Le contexte aussi, puisque d'une espèce de jungle pour aller d'un blog à l'autre (je voyais un peu la forêt de l'île de Mêlée, pour ceux qui connaissent), on est passé à quelque chose de plus structuré (je pensais partir de la même base pour toutes les rues pour aller plus vite, et puis... bon, je me suis emballée). Par contre, je serais incapable de dire d'où est venu cet espèce de village du sud. J'avais envie d'un lieu où on se sente bien. L'idéal pour moi serait d'arriver à faire un jeu auquel on puisse jouer quand même sans rien connaître à l'univers des blogs (surtout, que, le temps passant, je ne sais pas trop dans quel état sera la blogosphère une fois le jeu sorti). Mais forcément, pour ceux qui en lisent, les références sont nombreuses !
AS – Quand on regarde les images de LBA, on est évidemment frappé par la beauté des couleurs que l'absence de contour met en valeur. Les teintes sont douces, chaleureuses. Il y a un nombre incroyables de détails, chacun traité avec beaucoup de soin sans que ça vienne perturber l'équilibre de l'ensemble. Est-ce que le jeu est une sorte de défi lancé à toi-même pour repousser tes limites, à l'opposé de la BD qui impose des délais et donc peut-être des compromis ?
T - Au début, je voulais vraiment faire simple. J'imaginais des décors en rough pas trop léchés, mais c'était mal me connaître. Je suis retombée dans mes travers, à vouloir toujours pousser plus, détailler plus... Je suis contente d'apprendre que les scènes restent malgré tout lisibles. Quant aux ambiances, j'ai toujours l'impression que je pourrais aller plus loin, mais je sais bien que je n'ai plus aucun recul. C'était la première fois que je m'attaquais à des décors (d'habitude, quand je dessine, c'est plutôt des personnages), et comme ça fait plus de 6 ans que je bosse dessus, on peut voir l'évolution d'un décor à l'autre... Je me rends aussi compte de ce qui pèche dans les premiers, une certaine raideur, surtout, mais je ne me vois pas reprendre ce qui a déjà été fait. En tout cas, pas avant d'avoir fini le reste !
Ce jeu est peut-être effectivement un défi, même si je ne l'aurais pas formulé dans ces termes. Pour moi, c'est surtout ma petite bulle de liberté. Après, c'est sûr que s'il y avait des délais imposés, ça serait tout de suite beaucoup moins amusant…
AS – Ce qui nous a surpris en commençant The Coral Cave, ce sont les nombreux domaines qu'il nous a fallu apprendre. Car un jeu, c'est des dessins (ça, on connaît) mais aussi : de la programmation, des énigmes, des effets sonores, de la musique, … Est-ce que ça n'a pas été un peu intimidant au début ?
T - Si, terriblement ! Je me suis lancée dans l'aventure sans trop réfléchir, mais après ça, j'ai pas mal tergiversé avant d'oser ouvrir Wintermute la première fois. Heureusement, j'ai fini par y prendre mes marques. Pour la programmation, je sais que je peux compter sur l'aide de mon frère qui s'y connaît plus que moi, même si je m'y mets aussi allègrement, et découvre la joie d'avoir un PNJ qui fait effectivement ce que tu lui demande. Les tutos de Wintermute sont parfois assez obscurs, c'est quand même confortable de pouvoir compter sur quelqu'un pour défricher. Pour la musique, par contre, je sais que ce n'est pas du tout mon domaine. Là, je n'ai même pas tenté, je suis directement allée voir quelqu'un (mon mari) qui avait le matériel et les compétences pour ça... et le résultat me plaît beaucoup. Idem pour les effets sonores. Par contre, j'ai fait l'impasse sur les doublages : trop peur des intonations qui sonnent faux et ruinent l'ambiance d'un jeu... Pour les énigmes, je suis consciente qu'elle sont assez classiques, et que ce jeu ne va pas révolutionner le monde du point & click : après tout, ça reste un premier essai ! J'espère juste que le joueur s'y retrouvera... les bêta-tests seront l'épreuve du feu.
AS – A ce propos, tu as récemment montré pour la première fois une démo de LBA dans un festival. C'est un moment privilégié pour observer de parfaits inconnus tester ton jeu. Tu as eu des surprises ?
T - Ha oui, des comportements auxquels je n'aurais jamais pensé ! J'ai vu des gens cliquer frénétiquement partout sans attendre de voir ce que ça pouvait donner, par exemple. Ça oblige à revoir toute l'interactivité en conséquence, mais ça évite les mauvais retours une fois le jeu lancé en grandes pompes. J'ai presque été rassurée pour les énigmes, aussi. Des choses qui me semblaient tellement évidentes que je pensais que la durée de vie du jeu n’excéderait pas les 5 minutes n'ont pas été trouvées si facilement (une n'a même pas été trouvée du tout). C'est là où on se rend compte qu'on a plus aucun recul, et que voir des gens extérieurs se pencher sur son jeu est vraiment bénéfique. Pour moi, la présentation en festival est différente de l'appel aux bêta-testeurs. Déjà, les visiteurs ne vont pas tester le jeu entier, à peine quelques minutes. Mais surtout, on est derrière, on voit vraiment comment ils se comportent. Et si en plus ils ont été contents de leur expérience de jeu, c'est un sacré boost pour la motivation !
AS – Il y a peu, tu as partagé sur youtube une longue vidéo de gameplay qui dure 12 minutes et qui est très impressionnante. Le jeu semble déjà très abouti, avec de nombreux décors et animations. Tu approches de la fin ?
T - Malheureusement non, pas encore... il reste beaucoup à faire, mais quand je regarde le chemin parcouru, je me rend compte que beaucoup aussi a été fait. Depuis cette démo, certaines animations ont évolué, des décors, aussi. Le jeu sera divisé en 3 parties, peut-être que je le sortirai par chapitre. Mais il faudrait que je vois comment Wintermute permet de gérer ça, je n'ai pas envie que les joueurs aient à se retaper tout un chapitre avant de commencer le suivant... Je ne sais pas quand j'aurai fini, ni si les joueurs seront au rendez-vous ce jour-là, mais je sais que je suis allée trop loin pour abandonner maintenant. En plus, la motivation est toujours là, alors…
- Suivez le développement : http://www.bulleblog.com/index.php/category/Projet-L.B.A
- Le twitter de Thorn : https://twitter.com/thorn_bulle
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Sommaire
- Partie 1 - Présentation d'Atelier Sento
- Partie 2 - Premiers pas et prototype
- Partie 3 - Souvenirs d'Okinawa
- Partie 4 - Présentation du moteur Wintermute
- Partie 5 - Gérer les acteurs dans Wintermute
- Partie 6 - Guider le personnage
- Partie 7 - La mise en place des décors
- Hors série - Les jours où ça n'avance pas !
- Partie 8 - L'enregistrement des sons
- Partie 9 - Les énigmes
- Partie 10 - Les musiques
- Partie 11 - Communiquer en s'amusant
- Partie 12 - Un jeu made in tout le monde
- Partie 13 - Dans 60 ans...
- Partie 14 - Le scénario
- Partie 15 - L'intégration des personnages
- Partie 16 - Le regard des joueurs
- Partie 17 - Les variables
- Partie 18 - La traduction anglaise
- Partie 19 - En route pour 2016
- Partie 20 - Un chat pas comme les autres
- Partie 21 - La gestion de l'inventaire
- Partie 22 - La création de cutscenes
- Partie 23 - Faire bêta-tester son jeu
- Partie 24 - Interview de Nick Preston
- Partie 25 - Interview de Thorn
- Partie 26 - Anatomie d'une scène : l'idée de départ
- Partie 27 - Anatomie d'une scène : l'énigme
- Partie 28 - Anatomie d'une scène : le croquis
- Partie 29 - Rencontre avec le studio Ernestine – 1ère partie
- Partie 30 - Rencontre avec le studio Ernestine – 2e partie
- Partie 31 - Du papier à l'écran
- Partie 32 - L'école des fantômes
- Partie 33 - Développer un jeu avec des lycéens
- Partie 34 - Faire connaître son jeu
- Partie 35 - Sur les routes de France
- Partie 36 - Éloge des gribouillis
- Partie 37 - Un jeu dessiné par des enfants
- Partie 38 - La naissance d'un projet
- Partie 39 - Mélanger 2D et 3D
- Partie 40 - Adventure Creator
- Partie 41 - Designer des personnages
- Partie 42 - The Doll Shop
- Partie 43 - Donner de la profondeur
- Partie 44 - Des personnages en kit
Comments
J'aime beaucoup le style graphique. Ca me fait penser à Long Story que j'aimais aussi pour la même douceur des traits Bon courage pour la suite de la création en tout cas !
Et sinon, j'ai une question pour Olivier : Est-ce qu'on peut nourrir Cécile après minuit ou devient-elle un gremlins ?
Je ne connaissais pas du tout Long Story (mea culpa), mais c'est vrai qu'il y a une parenté de décors sans trait... Merci pour les encouragements, j'espère que j'arriverai au moins rapidement à sortir une démo jouable.
L'expérience mériterait d'être tentée... mais le plus dur sera de la garder éveillée jusqu'à minuit !
Sinon nous aussi on aime beaucoup Long Story. On aimerait bien une version PC, d'ailleurs...
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